6.

 

Âgés de dix-sept ans, rapides comme le vent et souples comme le roseau, les deux éclaireurs du général Nesmontou n’avaient peur de rien. Conscients de l’importance de leur mission, ils étaient décidés à courir tous les risques afin d’obtenir des informations sur le système de défense du chef de province Khnoum-Hotep. Le succès de l’assaut dépendrait en grande partie des renseignements qu’ils fourniraient à leur supérieur.

D’abord, le Nil. Sans armes, vêtus d’un pauvre pagne qui sentait le poisson, ils se firent passer pour des pêcheurs. Et ce qu’ils virent les étonna : Khnoum-Hotep avait massé devant le port de sa capitale une véritable flottille composée d’embarcations variées. À bord, des dizaines d’archers.

Lorsqu’un bateau fonça sur leur modeste barque, ils se gardèrent bien de s’enfuir.

— Pourquoi traînez-vous dans le coin ? interrogea un gradé.

— Ben… on pêche.

— Pour le compte de qui ?

— Ben… pour le nôtre. Faut bien nourrir nos familles.

— Ignorez-vous les ordres du seigneur Khnoum-Hotep ? Plus aucune barque ne doit circuler sur cette partie du fleuve.

— On habite le village, là-bas, et on a l’habitude de pêcher ici.

— En ce moment, c’est interdit.

— Alors, comment on va manger ?

— Gagnez le poste de contrôle le plus proche, on vous donnera des vivres. Si je vous revois ici, je vous arrête.

Les deux éclaireurs s’éloignèrent sans se hâter, tels deux braves pêcheurs qu’ennuyait le nouveau règlement. Ils accostèrent avant le poste de contrôle et s’engagèrent dans des fourrés de papyrus où pullulaient serpents et crocodiles. Indifférents aux piqûres d’insectes agressifs, ils parvinrent à la lisière des terres cultivées.

Là encore, Khnoum-Hotep avait pris ses précautions. Dissimulées par des branchages recouverts de terre, des fosses profondes piégeraient l’assaillant. Ce n’étaient pas des paysans qui occupaient les cabanes de roseau, mais des soldats. Et il en allait de même pour les fermes. Les éclaireurs repérèrent aussi des archers perchés dans les arbres.

Continuant leur exploration, ils plongèrent dans un canal relié à la capitale et nagèrent sous l’eau, reprenant rarement leur respiration. À bonne distance, ils découvrirent de solides fortifications que tenaient un nombre imposant de miliciens.

Le dispositif de Khnoum-Hotep ne présentait aucun point faible.

Les éclaireurs en savaient assez, mais restait le plus difficile : revenir sains et saufs et transmettre les informations recueillies.

C’est alors qu’une flèche siffla à leurs oreilles.

 

Dès que le roi franchit la porte de son palais, l’ex-chef de province Djéhouty vint à sa rencontre. Vêtu d’un grand manteau qui atténuait la pénible sensation de froid dont il souffrait, le vieux dignitaire voulait oublier l’âge et les rhumatismes, et rendre hommage au souverain dont il était devenu le fidèle sujet.

— Je vous attendais avec impatience, Majesté.

— Mauvaises nouvelles ?

— J’ai renforcé les frontières de la province et déployé toutes mes troupes afin d’isoler Khnoum-Hotep, mais je redoutais chaque jour une tentative de sa part pour forcer ce blocus. Sa milice étant plus nombreuse que la mienne, je n’aurais pas résisté longtemps.

— Ce malheur n’étant pas advenu, nous gardons espoir.

— Je demeure pessimiste, Majesté. Mes propres hommes ne me paraissent pas très sûrs. À l’idée de combattre ceux de Khnoum-Hotep, beaucoup regimbent. Et je vous recommande de n’accorder aucune confiance aux soldats des milices récemment ralliées à la Couronne. Leur engagement est trop récent, et la réputation du chef de la province de l’Oryx les fait trembler. La plupart pensent qu’il sortira vainqueur de n’importe quelle confrontation. En réalité, vous ne pouvez compter que sur vos propres forces.

— Merci de me parler aussi franchement.

— Sans doute avez-vous l’étoffe d’un grand pharaon dont notre pays a tant besoin, mais l’obstacle qui se dresse devant vous semble insurmontable. Même si vous remportez ce combat, les blessures seront ineffaçables.

Djéhouty se demanda si le roi prenait ses remarques au sérieux. Réintégrer dans le giron de l’Égypte les provinces rebelles, à l’exception de celle de Khnoum-Hotep, avait été un coup d’éclat, toutefois la réconciliation effective réclamerait du temps, beaucoup de temps. En exigeant une victoire totale, Sésostris ne risquait-il pas un désastre ? Mais en atermoyant, il s’affaiblirait face à Khnoum-Hotep, qui n’oublierait pas d’en tirer parti.

Chef de la garde personnelle de Sésostris et de toutes les polices d’Égypte, Sobek le Protecteur ne dormait plus depuis que le roi résidait dans la province du Lièvre. Athlétique et nerveux, il ne maîtrisait pas encore les données de la sécurité sur ce territoire trop vaste. De plus, il lui fallait composer avec les miliciens de Djéhouty et former des équipes mixtes qui ne lui inspiraient guère confiance. Au moins imposait-il fermement la présence de ses meilleurs hommes autour des appartements du souverain.

À l’évidence, Khnoum-Hotep tenterait de supprimer le monarque avant que ce dernier ne lançât l’assaut. Privé de leur chef, les troupes de Sésostris se rallieraient sans doute à l’adversaire. Où et quand la tentative d’assassinat aurait-elle lieu ?

À Khémenou, la capitale provinciale, l’atmosphère tournait au sombre. Aucun des éclaireurs envoyés par le général Nesmontou de l’autre côté du front n’était revenu. Sésostris ignorait donc tout du système de défense de Khnoum-Hotep. Attaquer en aveugle ne pouvait conduire qu’à l’échec.

Dès l’aube, Sobek fouillait lui-même les employés du palais. Il se méfiait même des vieillards apparemment inoffensifs et se rendait aux cuisines où les marmitons goûtaient les plats en sa présence.

Alors qu’il prenait le loisir de manger une galette fourrée aux fèves, l’un de ses adjoints, la mine basse, s’approcha avec hésitation.

— Un problème ?

— Non, chef, pas vraiment… Mais comme vous nous avez ordonné de tout vous signaler.

— Explique-toi.

Sobek posa sa galette qu’un chien, bas sur pattes mais excellent observateur, guettait depuis un long moment. S’emparant de sa proie, il détala pour la déguster dans un coin tranquille.

— Vous avez vu, chef, il…

— J’attends.

— Voilà, c’est un incident mineur. Le coiffeur officiel du palais y est entré hier soir, un peu avant le coucher du soleil, et personne ne l’a vu ressortir. Normalement, il aurait dû terminer son service avant le déjeuner.

— Il s’est donc caché !

— Rassurez-vous, j’ai son matériel. Personne n’est autorisé à circuler dans le palais avec une arme ou un objet dangereux.

— Imbécile, il aura dissimulé un rasoir quelque part !

Sobek et son adjoint coururent en direction des appartements de Sésostris. Dans le couloir qui y menait, l’adjoint aperçut le coiffeur.

— C’est lui !

Tenant un petit sac en cuir, l’homme s’immobilisa, affolé. Sobek lui tomba sur le dos de toute sa masse et le plaqua au sol. L’adjoint lui entrava les mains et les pieds avec une corde qui s’enfonça dans les chairs.

— Alors, mon gaillard, on voulait assassiner le roi !

— Non, non, je vous jure que non !

— On va voir ça.

Sobek ouvrit le sac.

À l’intérieur, pas de rasoir. Seulement un superbe scarabée en cornaline.

— Tu l’as volé ?

Le coiffeur baissa la tête.

— Oui, c’est vrai.

— À qui ?

— À une femme de chambre.

— Et tu t’es dissimulé, cette nuit, pour accomplir ton forfait ?

— Je pensais que personne ne m’apercevrait. Il faut me pardonner, je…

— Je te promets un maximum d’années de prison.

 

Tandis que Sésostris examinait le plan d’attaque du général Nesmontou, Sobek les avertit que deux éclaireurs, blessés, venaient de rejoindre la première ligne de fantassins. Méfiant, le chef de la police demanda à Nesmontou d’identifier ces hommes avant qu’ils ne comparaissent devant le pharaon.

L’un des deux jeunes avait une pointe de flèche dans l’épaule gauche, l’autre la jambe droite en sang. Fiers d’avoir rempli leur mission avec succès, ils refusèrent d’être soignés avant de parler au monarque et au général qui les écoutèrent avec attention.

Nesmontou les félicita et les promut au grade d’officier. Les deux héros ne purent retenir une larme quand le roi, les dominant d’une bonne tête, leur donna l’accolade.

Après leur transfert à l’hôpital militaire, Sésostris réunit son conseil restreint composé des généraux Nesmontou et Sépi, du Porteur du sceau royal Séhotep et de Sobek le Protecteur.

Avec gravité, Nesmontou résuma les renseignements recueillis. Un long silence succéda à son exposé.

— Le dispositif de Khnoum-Hotep est infranchissable, estima Sépi. Il nous faudrait une armée trois fois plus importante pour l’enfoncer, au prix de très lourdes pertes. Dans l’état actuel de nos forces, aucune chance.

— Je reconnais que cette opération s’annonce délicate, admit Nesmontou. Pourtant, hors de question de reculer. Je prendrai la tête de mon unité d’élite et nous percerons les défenses adverses.

— Tu te battras avec panache, concéda Séhotep, mais tu perdras la vie. Quand nos meilleurs soldats auront disparu, quel espoir nous restera-t-il ?

— Connaître les positions de l’ennemi nous procure un avantage considérable. Si nous savons en profiter, le destin nous sera peut-être favorable.

— Vaine incantation ! protesta Sobek. Tu viens toi-même de nous expliquer pourquoi nous étions vaincus d’avance.

— Tentons encore de négocier, proposa Séhotep, je m’estime capable d’amadouer Khnoum-Hotep.

— Il te gardera en otage, prédit le général Sépi. La tête de ce chef de province est plus dure que le granit. Khnoum-Hotep ne négociera pas, car il n’abandonnera aucune de ses prérogatives.

Personne ne contredit Sépi.

— Nous n’avons pas le choix, affirma Nesmontou. Quels que soient les risques, attaquons. Sinon, le prestige du pharaon sera mortellement atteint.

— Je prône le statu quo, dit Séhotep. Isolons Khnoum-Hotep, affamons-le et obligeons-le à se rendre.

— Utopie ! Sa province est suffisamment riche pour le nourrir pendant des mois, voire des années. Si nous renonçons à agir, lui, il agira.

— La sécurité du roi passe en priorité, rappela Sobek le Protecteur. Lors de l’offensive, Sa Majesté ne devra pas s’exposer.

— C’est bien ainsi que je l’entends, martela Nesmontou, et c’est moi qui marcherai à la tête de mes soldats.

Sésostris se leva.

— La décision ultime m’appartient. Vous la connaîtrez demain matin, après la célébration du rituel dans le sanctuaire de Thot.

Les mystères d'Osiris - 02 - La conspiration du mal
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